Journée d’études – Représentations de la maladie et de la guérison en Asie Centrale et dans l’Himalaya

Journée d’études – 15 décembre 2020

Sous réserve que les conditions sanitaires le permettent.

L’histoire nous a montré que les flambées d’épidémies sont invariablement suivies d’une créativité remarquable dans l’identification des agents qui sont supposés en être à l’origine et des moyens encore plus inventifs de prévention et de traitement. Les agents ainsi identifiés sont souvent des groupes humains, parfois avec des conséquences tragiques : ainsi la Peste Noire au 14ème siècle était un complot juif pour contrôler le monde; la grippe espagnole de 1918-1920 a été déclenchée par des agents pathogènes produits par l’armée allemande ; l’Ebola était une expérience britannique ou américaine de guerre bactériologique, et le SIDA a été diffusé par un éventail de gouvernements ou de groupes sociaux. Si de nombreuses réactions à la Covid-19 ont été de même caractérisées par une xénophobie certaine, la pandémie a suscité d’autres interprétations plus recherchées : le virus serait par exemple l’Å“uvre de reptiliens humanoïdes qui dirigent en fait la plupart des gouvernements et des sociétés internationales (ainsi que la famille royale britannique) ; sa diffusion est rendue possible grāce à la technologie G5. Certains des traitements proposés ne sont pas moins fantaisistes: si les vertus des désinfectants et des ultraviolets sont désormais bien connues, il ne faut pas négliger la puissance de certains nombres. Quand, en avril 2020, le Premier ministre Narendra Modi a encouragé les citoyens indiens à éteindre les lumières électriques pendant neuf minutes et à allumer des bougies, les messages sur les réseaux sociaux concernant les propriétés thérapeutiques du numéro neuf sont devenus viraux : « Si 130 bougies sont allumées ensemble, la température augmentera de 9 degrés…. Ainsi, le coronavirus mourra dimanche à 9h 09 ; » un dernier exemple évoque la date à laquelle le PM Modi avait programmé ce geste, le 5 avril:

« 05.04 revient à 9 au total (5 + 4 = 9)
21 h signifie 9
9 h 09 qui est l’heure de fin est 9 au total (9 + 9 = 18 et 1 + 8 = 9)
Le total est de 36, ce qui signifie à nouveau 9 (3 + 6 = 9)
9 est un nombre magique. »

L’inventivité concernant les causes et les remèdes aux épidémies touche aussi au domaine de l’art. Ainsi la peste noire a engendré une prolifération de peintures sur les thèmes de la danse de la mort. La pandémie du Covid-19 a déjà stimulé une vague de productivité littéraire et visuelle, comme en témoignent les courts récits rassemblés et archivés par la British Library dans son projet Covid Chronicles, ou les centaines d’ouvrages disponibles au grand public sur le Covid Art Museum, affichés sur Instagram.

En écho à la situation sanitaire que nous vivons, la prochaine journée d’études du SEECHAC explorera certaines des inventions littéraires, artistiques et rituelles qui ont été inspirées au cours des siècles par la maladie et la guérison en Asie centrale et dans l’Himalaya. Quatre spécialistes de la région feront de courtes présentations :

 

Fernand Meyer (EPHE)

Santé et maladie en société. De quoi est-il question ? Quelques réflexions et réponses en contexte himalayen

Nous admettons volontiers que les sciences humaines, notamment historique ou ethnologique,
requièrent du chercheur qu’il abandonne ses propres préconceptions lorsqu’il tente de comprendre, de rendre compte ou de « traduire » des objets de pensée d’un passé plus ou moins lointain, ou d’une autre culture que la sienne.

En même temps, l’expérience de terrain montre qu’il faut bien commencer cette « lecture » à partir de points d’ancrage qui ne peuvent être autres que ceux qui nous sont fournis par notre propre lexique conceptuel, une manière de lunettes à la fois polarisantes et filtrantes.

Le chercheur s’attache en général à s’en prémunir lorsqu’il pose son regard sur des faits sociaux-culturels. Il a toutefois tendance à y prendre moins garde lorsqu’il est question de santé, et plus encore de maladie et de médecine, alors souvent comprises comme se rapportant à des « réalités » naturelles, inscrites dans la nature biologique de l’homme, et donc réputées « universelles ». Ce regard lui vient spontanément d’un habitus conceptuel qui s’est construit dans un environnement profondément « biomédicalisé ».

Or les champs sémantiques, et de valeurs, de termes tels que santé, maladie, médecine sont susceptibles d’être, non seulement plus étendus et polysémiques, mais aussi d’avoir des contours moins clairement définis que ce que notre habitus nous suggère.

Notre intervention visera à les documenter, à illustrer leur complexité foisonnante, et à en relever les enjeux méthodologiques pour la recherche à partir du contexte himalayen.

 

Anna Caiozzo (Bordeaux Montaigne, Ausonius)

Imaginaires de la maladie et de la contamination dans les arts de l’Orient médiéval

Tabi'a, la démone qui préside aux accouchements. © Caiozzo
Tabi’a, la démone qui préside aux accouchements.
© Caiozzo

Dans le monde préislamique et dans le folklore du monde musulman, de l’Asie centrale au Maghreb, l’histoire du corps repose pour une part sur l’état des croyances et des faits religieux, et d’autre part sur la médecine, c’est-à-dire des explications ayant trait au fonctionnement du corps, de ses humeurs et des facteurs internes et exogènes qui le conditionnent. Certes d’un point de vue de l’anthropologie, dès le début du XXe siècle, E.S. Drower ou Edmond Doutté, qui pourtant ignoraient le travail de James Frazer, proposaient des études locales – folkloristes – dirait-on aujourd’hui, qui éclairent à plus d’un titre l’histoire du corps et de ses maladies supposées, surtout celles qui se transmettent ou qui s’attrapent. Ce sont aussi ces modes de fonctionnement où l’imaginaire occupent une part importante, que soulignent les deux spécialistes de la maladie et des épidémies Michael W. Dols et Lawrence I. Conrad dans leurs travaux.

Ainsi, le concept de contagion ‘adwā est problématique car il est nié globalement et doit s’évaluer à l’aulne des croyances religieuses, de la médecine et surtout des superstitions même dans le cas des épidémies (wabā’).

Aussi, on évoquera dans le domaine des croyances, l’histoire du corps malade ou du corps contaminé dans les arts visuels pour montrer comment l’homme est dépendant à la fois de son propre comportement moral mais aussi soumis à des aléas qui le dépassent dont l’interaction entre l’homme et l’univers.

En outre, le monde iranien préislamique a érigé une vision du corps dans laquelle ce dernier est l’enjeu de la lutte entre le Bien, Ohrmazd, et Ahriman, le Mal, et où seule la prière ou la magie peuvent Å“uvrer à sa protection. Les mesures et les lois de pureté, doxa chez les Zoroastriens d’Iran, et celles de l’islam où l’on dit communément, « la pureté c’est la moitié de la foi », révèlent la hantise de la pollution des corps. D’ailleurs, les textes religieux des deux religions sont utilisés comme formules prophylactiques (vertus curatrice des sourates du Coran). De ce fait, cette conception de la maladie comme extérieure (générée par des forces mauvaises), ou résultant d’errances ou de péchés, conditionne pour une part la conduite de l’homme, qui par des pratiques régulières de la religion, les observances de ce qui licite (ḥalāl) ou tabou (ḥarām), peut éviter dans une certaine mesure, les désagréments de santé.

Par ailleurs, le corps est lui-même le lieu de la contamination par les différentes humeurs qu’il secrète et dont on peut aussi se servir pour pervertir : le sang, l’urine, le sperme, les cheveux, les ongles, les fèces …. Mais c’est de tous, c’est le corps de la femme et surtout la période des menstruations qui représente pour la communauté un danger majeur.

Brigitte Steinmann (Université de Lille et CNRS)

Quand paroles et regards deviennent des agents infectieux : examen de quelques concepts et causes liés aux maux et à la maladie, ainsi que leurs remèdes, chez des populations bouddhistes du Népal.

La déesse Durga tue le Coronavirus (Kolkata, artiste inconnu) © General
La déesse Durga tue le Coronavirus
(Kolkata, artiste inconnu) © General

Au Népal, comme dans de nombreuses régions du monde, les conceptions du mal et de la maladie peuvent être comprises à partir d’idées sur la physiologie, en tant qu’elle est étroitement liée aux perceptions ordinaires : voir peut-être synonyme ‘d’intention de nuire’ ; parler peut être compris comme ‘profération de menaces’ de type sorcellaire. Nous essaierons de montrer comment toute la perception environnementale est en réalité affectée de significations vitales et mortelles, que seuls des praticiens de rites complexes sont en mesure de définir et de résoudre. Il existe enfin, dans le bouddhisme populaire, un vaccin universel contre le mal, que nous évoquerons en conclusion.

Costantino Moretti (EPHE – CRCAO)

Représentations de la maladie, de la souffrance et de la mort dans les sources iconographiques de Dunhuang

Suūtra de Guanyin, Manuscrit Pelliot chinois 2010 (+4513)
Suūtra de Guanyin, Manuscrit Pelliot chinois 2010 (+4513)

Dans cette communication, nous présenterons un aperçu général des différentes catégories de peintures comportant des représentations de la maladie, des scènes de souffrance, ainsi que des images et des expressions de la mort, d’après les matériaux picturaux de Dunhuang. Nous étudierons la manière dans laquelle ces éléments iconographiques s’intègrent à la peinture bouddhiste médiévale, au travers d’une analyse croisée de sources textuelles pertinentes, afin de comprendre certains choix dans le programme ornemental des scènes en question.