Le monde de la tibétologie est en deuil : Lionel Fournier nous a quitté. Sa personnalité haute en couleurs devait modifier irréversiblement le musée national des Arts asiatiques-Guimet (Mnaag)
Après de brillantes études à HEC, Lionel Fournier continuera le commerce familial, fournissant en peausserie de luxe les grands couturiers. La recherche de produits de plus en plus raffinés l’amena à un premier contact avec l’Asie indienne. D’une grande sensibilité esthétique, il acquit parallèlement à des fins décoratives quelques objets d’art. Il évita l’art moderne, qu’il considérait comme outrageusement surcoté, plastiquement limité et rarement porteur de transcendance. De même il écarta les arts premiers dont la facture primitive ne satisfait pas son sens du travail bien fait. Un thangka représentant la Dakinî rouge, présentée en vitrine dans une galerie de la rive gauche, devait être à l’origine de sa vocation de collectionneur d’art himālayen. En Europe, le domaine était alors encore méprisé par une large frange des milieux académiques. Il restait très abordable financièrement et possédait souvent une grande perfection technique. Ses iconographies déroutantes, parfois fantastiques et non exemptes d’impacts psychologistes plus ou moins conscients, avaient tout pour fasciner et enthousiasmer un esprit curieux, sensible à l’ésotérisme. Le flou qui entourait alors l’origine et la datation de ce patrimoine, épave d’une décennie de vandalisme fanatique, conçu et organisé par le gouvernement chinois, renforçait leur mystère.
L’exposition pionnière Dieux et démons de l’Himalāya (1977) où pour la première fois mais d’une manière maladroite, je tentais de définir des styles et des hypothèses prudentes de datation au sein de cet immense patrimoine, fit sur Lionel une grande impression. Au cours de l’un de ses voyages, il gagna le Ladakh nouvellement ouvert au public et tomba « amoureux » du monastère d’Alchi. Il désira d’en faire connaître les merveilleuses peintures murales dont il avait fait une couverture photographique intégrale dans des conditions techniques très difficiles. Il confia le texte de cette première monographie du site au grand orientaliste Pratapaditya Pal (A Buddhist Paradise : the Murals of Alchi, Western Tibet. Ed. Ravi Kumar for Visual Dharma Publications,1982). Quelques mois plus tard sortait une version française (Une merveille de l’art bouddhique : Alchi. Ladakh. Bāle : Ed. Kumar, 1983). Il devait quelques années plus tard attirer l’attention du monde savant sur une petite structure en ruine non loin du complexe (Gilles Béguin – Lionel Fournier, « Un sanctuaire méconnu de la région d’Alchi », Oriental Art, vol.32, 4, Winter 1986/87, p.373-387).
De sensibilité humaniste et progressiste, hostile au principe de l’héritage, il consacra la fortune venant de son père à la constitution d’une collection idéale, avec le désir d’en faire un jour profiter le public le plus large. Quelques années plus tard, en 1982, il m’invita dans son appartement du boulevard Maillot à Neuilly. Dans ce premier rendez-vous, il me fit l’aveu flatteur qu’il avait attendu pour me montrer sa collection qu’elle fut digne des musées nationaux. L’ensemble devait encore considérablement s’enrichir, désireux de combler les lacunes du musée Guimet : les périodes anciennes et les divinités courroucées notamment. A terme, Il me fut donné la tāche délicate de fixer la liste de la future donation, écartant des objets souvent de grandes qualités mais redondants ou trop petits pour avoir un impact sur le public, de même je laissais une dizaine de pièces majeures que je publiais cependant en annexe au catalogue de 1990, précaution contre les aléas de la gestion des fortunes ou afin de permettre à terme de possibles dations. Lionel tint à associer son épouse Danièle à la donation sous réserve d’usufruit dont l’acte fut signé en décembre 1988 dans les bureaux de la Direction des musées de France, situés à l’époque dans les locaux du Louvre. Elle comportait 103 numéros et présentait un éventail emblématique des différents styles et des différentes périodes des arts himālayens. Elle comblait quelques béances de la section népalaise. Concernant le Tibet, il est impossible d’isoler quelques Å“uvres d’un panorama exceptionnel tant stylistiquement qu’iconographiquement. Ajoutée aux pièces déjà conservées au musée et régulièrement complétées par le rythme régulier des achats, la donation permettait d’hisser la section du bouddhisme tibétain au niveau des collections anglo-saxonnes. Il est difficile de citer une oeuvre plutôt qu’une autre mais j’ai un faible pour la grande statue en pierre datée 1292 et représentant Mahākāla sous son aspect Gur-gyi mgon-po (MA 5181), le manuscrit des Visions secrètes du Ve Dalaï lama (MA5244), l’unique manuscrit pāla enluminé du patrimoine français (MA 5161), un quadruple mandala de Ngor (MA 5187) et une imposante statue de Padmasambhava sous son aspect Gu-ru drag-mar (MA 5201). Trois ensembles de plus retiennent l’attention : un groupe emblématique de peintures et de bronzes de style népalais mais réalisé au Tibet, dix-sept « peintures noires » représentant pour la plupart des gardiens de la religion et un choix exceptionnel d ‘objets rituels.
La donation fut présentée au musée Guimet durant l’hiver 1990-1991 sous le titre Art ésotérique de l’Himālaya. La donation Lionel Fournier. Avant même son ouverture, elle reçut, le 8 octobre 1990, la visite de SS le Dalaï lama de passage en France, accompagné du ministre Jacques Lang et de diverses personnalités. Quelques jours plus tard, le 12 0octobre, le vernissage fut particulièrement brillant et rassembla la plupart des tibétologues et des collectionneurs internationaux du monde himālayen. Dans l’après- midi, dans la rotonde du premier étage du musée Guimet, Lionel reçut les insignes de Chevalier dans l’Ordre du Mérite. Cette décoration sera suivie d’une autre encore plus prestigieuse. Le 2 avril 1996, Me Roland Dumas, Président du Conseil Constitutionnel, lui remis ceux de Chevalier de la Légion d’Honneur dans les splendides salons de l’institution dans l’enceinte du Palais Royal.
Quelques années auparavant, les autorités chinoises avaient ouvert le Tibet au tourisme. Lionel fut vivement choqué par l‘ampleur des destructions commises durant la Révolution culturelle et ses suites (1966-1976). Il convenait de recenser et de collationner le maximum de documents photographiques des sites monumentaux et de leurs décors. Lionel, apparemment de plus en plus retiré du monde dans sa nouvelle demeure dans le Midi, recevait en fait de tous les coins du monde des fonds entier de photographies qu’il scannait, traitait et réunissait dans des DVD, véritable compendium documentaire. Il réalisa ainsi vingt-huit disques. Ces précieuses références permettent de retrouver les documents dans les divers fonds originaux. Leur classement géographique permet de comparer différents états, depuis l’aspect des bātiments lors de la visite d’anciens voyageurs, leurs ruines éventuelles et leurs restaurations. Lionel était sévère concernant nombre de restitutions modernes souvent d’une facture médiocre et reproduisant des iconographies simplifiées.
Lionel Fournier laissera un souvenir ardent en faveur du patrimoine himālayen. Sa merveilleuse collection est devenue son tombeau.
Gilles Béguin
Conservateur Général du Patrimoine
Ancien Directeur du Musée Cernuschi